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L'activisme de la contemplation #1



J’ai toujours été intéressée par les concepts ( a priori) paradoxaux aussi quand Liam Kavannagh et Naresh Grangjande m’ont invité à rejoindre un groupe pour explorer la contemplation en tant qu’activisme j’ai tout de suite plongé. Dans ce collectif nous venons tous d’horizons différents , certains sont bouddhistes, co-fondateurs et activistes du mouvement XR , fondateurs du mouvement transition, d’autres sont artistes, écrivains, moines , cuisiniers , guérisseurs …souvent d’accords mais pas toujours nous contemplons nos propres paradoxes, notre vulnérabilité tout autant que nos fulgurances clairvoyantes dans le soulagement que la fabrique de ces pensées éphémères ne sont pas indépendantes de l’espace de la communauté, dans la relaxation d’une entité collective certes invisible mais bien sensible. Autour de thématiques qui surgissent naturellement telles que la confiance, l’argent , l’amour, l’effondrement sur fond de changement climatique nous explorons la question de l’action. Qu’est-ce qu’agir aujourd’hui dans et pour le monde ? y a-t-il une réelle différence entre le personnel et le politique entre l’activisme militant et le moine qui s’assoit sur son coussin ? d’où vient l’intuition que nos désirs de faire le bien pourraient être à la racine même des problèmes que nous cherchons à résoudre ? Que faire dans l’incertitude du futur ?


Je n’ai jamais été une militante non par choix mais par incapacité . Quand je découvris dans le magazine Paris Match , la vivisection animale je voulus immédiatement agir . Et après avoir organisé une pétition dans la cour de mon école j’ai vite intégré une association pour la défense des animaux. J’avais 14 ans et après avoir lu un dixième de l’information sur la vivisection mais aussi sur les abattoirs, le transport des animaux , l’insémination des vaches , les vaches hublots ect je dû m’enfuir en courant . Toutes ces images sont restées gravées dans ma mémoire et ont nourries des années d’insomnies sans jamais me permettre de les dépasser pour agir contre ceux qui défendaient ses horreurs que ce soit au nom de la science ou du carnivorisme normalisé. J’étais paralysée.

Mon chemin s’est construit autour de cette lâcheté , et en même temps d’une immense faculté d’adaptation à un monde insensé qui mange les bébés des autres et laisse mourir les siens en Afrique . Une conscience profonde de l’absurdité de la normalité et une fascination pour les fous, les alcooliques , les artistes , les écorchés en général , auprès desquels j’ai toujours trouvé refuge. Mais mon génome culturel me rattrapait toujours, et la croyance profonde que je devais réussir ma vie pour la gagner ( ou l’inverse), que je devais être sur de moi , que l’important était de savoir bien se vendre aux autres , que je devais cultiver le courage d’exprimer haut et fort mes opinions, que je devais avoir la volonté inflexible de construire ma vie et d’assumer la responsabilité de la porter, de ne pas avoir peur de travailler dur car c’était ça la recette du succès me fit devenir une espèce de prostituée rebelle sans cesse rattrapée par ses proxénètes . Mes doutes, mes paradoxes , mes peurs , mes incompréhensions, la beauté comme la mort, la nature, les animaux , n’existaient pas dans ce projet humain du succès et ma vie entière était devenue hors sujet. Le monde flottant n’existait pas mais c’était celui dans lequel je vivais et la sentence fut terrible : une haine insidieuse de ce que je croyais être s’immisça en moi , la conviction d’être une erreur, quelque chose de « pas fini » avec la conviction que j’étais responsable de ce fiasco et que je devrais payer pour ce que j’étais ou plutôt pour ce que je n’arrivais pas à devenir. Je me croyais profondément monstrueuse, incapable d’adhérer au monde tel qu’on me le proposait sans avoir non plus le courage de le transformer. J’étais enfermée et me consumait d’impuissance coupable.

Ma vie se résuma alors à une grande bourrasque de vent qui m’emportait et me déposait là où bon lui semblait au milieu de pleurs et de rires souvent arrosés de vin et même si je me détestais pour cela une partie de moi jubilait dans cette danse qui avait enfin le goût du vivant.


C’est aux états Unis, au musée d’art contemporain de Philadelphia , en compagnie d’une bande de sachant branchés parisiens férus d’art conceptuel et qui n’avaient pas hésité à traverser l’océan pour admirer des pinces à linges géantes et un bidet renversé que j’atteignis l’apothéose de mon sentiment de nullitude quand j’osais poser quelques questions apparemment stupides. De ce sentiment d’inconfort total , l’impuissance m’engloutit et je capitulai pour enfin laisser le monde s’ouvrir à moi. Je ne dis plus rien et les laissais parler d’un univers auquel je n’avais pas accès jusqu’à notre arrivée.

A peine entrés dans le musée ils disparurent telle une nuée d’oiseaux et je me retrouvai littéralement perdue dans le bâtiment. Nous étions un mercredi matin et le musée était vide. Je savais qu’il détenait la plus grande collection d’art conceptuel français et notamment la fameux bidet auprès duquel les « spécialistes » avaient du se précipiter . Libérée de leurs regards je profitai du vide et décidai de suivre mes pas sans chercher à les retrouver . Au détour d’une porte , une immense salle et soudain je fus au milieu d’un immense champs de bataille déserté, je tombai dans des grottes sombres et fumantes, des paysages de terres brulées. Un immense cri sourd envahit tout l’espace et je fus saisi par l’abysse d’un drame sans nom qui me fit éclater en larmes. Plus loin , une pièce isolée , plusieurs fenêtres laissant entrer le soleil de cette fin de matinée. Une bibliothèque grotesque avec sur des pupitres en bois magistraux d’énormes livres ouverts . Une dizaine au moins parmi lesquels je déambulai au milieu de pages écrites de sables, de matière organiques , de rouille… Cette écriture racontait une histoire que je comprenais. Le monde se déployait , se déroulait en moi , dans le touché, le regard, la sensation, la solitude de l’espace, tout absolument tout s’était mis à écrire , à me murmurer l’histoire du monde . Mes larmes se faisaient connaissance. L’expérience ne peut appartenir aux mots mais la sensation y résiste et telle une assoiffée je lisais le monde et par cette lecture j’eu pour la première fois de ma vie le sentiment profond d’exister, d’être vue , aimée.Tout s’apaisa instantanément en moi, je rencontrai enfin la vraie réalité , celle dont toute ma vie j’avais rabâché les oreilles des autres , celle que mon intuition savait cachée quelque part, dans l’espace du rassemblement , là où il n’y a plus rien à croire, à chercher car tout est là. Tout était déjà pardonné depuis toujours et je ne savais pas que c’était de cette absolution dont j’avais besoin pour vivre. Le temps avait disparu et quand je retrouvai la sortie je surgis telle une illuminée pour annoncer la bonne nouvelle à mes compagnons improbables , leur dire que tout était parfaitement à sa place , que le monde était merveilleux , que j’avais tout compris , Duchamps, la guerre. Les pinces à linges , la mer, le métro, leur condescendance et que tout était parfaitement juste . je me souviens de leur regards perplexes , du silence gênant avant qu’ils reprennent leur discussion sur Duchamps et la profondeur de son génie. Forte de ma joie, je les quittais bien vite pour m’envoler dans le monde. J’avais 22 ans et je venais de découvrir l’artiste anselm Kieffer . Nous étions en 1988.


Ce n’est que des années plus tard , dans un temple zen , qu’à nouveau je tombais dans le monde et que la question de l’identité devint le koan de ma vie.

J’étais dans la même disposition d’esprit que lors de mon expérience avec l’écriture de Kieffer , un moment d’impuissance totale face à ma vie et à ma volonté de la contenir. C’était lors de ma première retraite zen que la faille s’ouvrit et que le monde flottant redevint ma réalité .J’avais 33 ans et cela se passa au 3ème jour de la retraite d’été du temple mère Soji-ji ( kawasaki , prefecture de Kanagawa , Japon).

Lors d’un repas semblable à tous les autres , assise en seza pour soulager mes jambes et après avoir chanté les chants des repas et déployé les bols de la juste mesure ( oryoki) , je portai mon bol de riz blanc fumant à hauteur de ma bouche afin de goûter les 3 premières cuillères de la fadeur inclusive. L’élevant ainsi je fus d’abords saisie par la beauté globale de l’instantané cueilli : la laque noire, le riz blanc, la fumée sur fond de perspective effacée qui comprenait sur le même plan, le son des oiseaux , le cri des enfants , la chorégraphie des serveurs sur le côté , la voix du shusso, mon corps , ma colonne vertébrale , tout , je sentais tout , tout vibrait et je fus submergée par une nouvelle vague , celle de l’amour inconditionnel pour le tout du riz dont je faisais partie. Encore une fois l’expérience ne résiste pas aux mots , la sensation si . Soudainement le monde se renversa et le riz me regarda, ou plus exactement la frontière s’effaça et le miroir se révéla, je ne savais plus qui regardait qui, j’étais devenue le riz qui me regardait sans pouvoir se voir . Et surtout, surtout quand je dégustai la première cuillère de ce riz non assaisonné, il était divinement succulent. Je n’avais jamais rien gouté de pareil et pourtant je connaissais ce goût, mais ce n’est qu’à la seconde cuillère que j’en reconnu la saveur : c’était le goût de l’odeur du quatre quarts sortant du four que me faisait ma mère quand j’étais enfant .

Le monde flottant m’emporta et je ne savais plus qui goûtait le riz , plus rien n’avait de sens mais tout était redevenu vivant .


Je tombai dans l’espace miroir qui surgit quand on se laisse prendre dans le reflet de l’œil de l’autre, de tous les autres, animés non animés et que l’on « devientavec » , instantanément et uniquement dans cet œil qui ne peut se voir mais qui réfléchit l’univers tout entier en nous.


Au-delà du moment , c’est celui d’après qui pour moi reste là où le mystère profond du vivant réside et où l’activisme se niche . Ainsi traversée, pleinement « avec » la peur s’évanouit remplacée selon les situations par un jaillissement de joie et d’enthousiasme ou d’une capacité à embrasser la difficulté, la souffrance qui m’était inconnue jusque-là . Que ce soit après l’expo de Kieffer de cette retraite et de toutes celles qui suivirent ou de la même manière à chaque fois que j’ouvre cet espace de la disponibilité sans but ( qui monte en puissance quand je le fais en groupe) la peur s’enfuit pour se voir remplacer par l’émergence d’une action ajustée.

La question de l’activisme ne peut être séparée à mon sens de celle de l’identité , des mécanisme de décision interne et des postulats qui animent ses mécanismes.

La question de l’action juste à toujours été à la racine de l’activisme , et elle est souvent liée à la notion de justice, d’égalité , des valeurs du bien que nous portons tous et il y a certainement une justesse dans cet élan basé sur de si grandes valeurs que je ne désire pas remettre en cause mais je sais aussi que dans mon histoire c’est le vivant plus que la justice qui m’a révélée et cela n’est jamais passé par ce que je pensais, ni même par ce que je croyais être , ni même par mes valeurs qui n’ont jamais été capables de dépasser les rhétoriciens les plus médiocres. Quant à mes notions du bien ou du mal du jour où j’ai accepté la contextualisation de mon identité et l’acceptation que j’étais une déesse en puissance autant qu’un meurtrière , leur séparation n’a plus jamais fait sens .

Alors comment agir dans ces conditions pour le monde ? qu’est-ce que l’activisme quand il ne se base plus sur le bon droit ?


Que ce soit dans l’art ou l’assise c’est de conversation dont il est question à mon avis , de relations . C’est dans les deux cas un mouvement de curiosité, de réceptivité profonde, jamais l’envie d’imposer, de prendre la place ou de défendre . C’est l’intuition profonde que le monde veut, peut me parler si je l’écoute. La conviction que ma responsabilité n’est pas de défendre la vie au nom d’une justice (qui dépend du côté où l’on se trouve et des valeurs qui s’y rattachent , du trauma collectif et personnel et de certainement bien d’autres choses invisibles à nos yeux ) mais de cultiver l’ouverture pleine et radicale. L’engagement est là pour moi, c’est celui d’embrasser la vie telle qu’elle vient, la laisser me traverser dans l’impuissance même de toute bonne action. Une disposition d’esprit telle qu’elle m’engage à détruire ce que je crois être, à rentrer dans l’amnésie de mes expériences passées qui me rendent complices d’un monde en miroir de ma quête de sens. Cette disposition radicale de l’écoute profonde, ce courage , cette curiosité de traverser mes croyances , mes opinions, ma réalité individuelle. C’est l’engagement de ne pas croire en ce que je vois , de me confondre dans une totalité non révelée.

L’activité de la contemplation se niche au cœur de « l’êtravec » , dans ce flottement résultant de ma perception conditionnée, dans la pleine conscience de mes illusions , dans cette espace entre qui laisse la place à l’émergence directe.

Je ne vois pas de différence entre le mouvement de l’artiste , de celui qui s’assoit ou de celui qui descend dans la rue, tous cultive le mouvement surgissant de la contemplation active, tous se laissent traverser , rencontrer, voir , et sont dans une réponse emportée de tout leur être dans leur création, leur compassion , leurs batailles. Une seule et même chose.


De répondre autrement que par le droit ou la justice là est peut être la spécificité de l’activisme de la contemplation, une autre manière d’écrire le monde en changeant d’écriture de soi…



En complément :

Une conversation avec Anselm Kieffer au Getty Museum https://www.youtube.com/watch?v=3lwuFq5_6c0

Et en lien avec « rester dans le trouble”

« Ce qui m'intéresse, c'est la transformation, pas le monument. Je ne construis pas de ruines, mais j'estime que les ruines sont des moments où les choses se montrent. Une ruine n'est pas une catastrophe. C'est le moment où les choses peuvent recommencer.

Les images deviennent intéressantes lorsque le sujet n'est plus qu'une excuse, lorsque l'artiste se souvient de la lutte, lorsqu'il met en avant son propre monde en conflit avec la terre qui s'exclut d'elle-même ».

-Anselm Kiefer




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