« Mais on ne peut quand même pas rester assis sur un coussin ? »
J'entend souvent cette exclamation dans le monde des activistes.
Face à un monde en souffrance comment effectivement peut-on considérer que s’assoir puisse contribuer à autre chose que de renforcer le privilège de celui qui a le luxe de n’avoir rien d’autre à faire que de s’assoir.
Cette réaction est profondément légitime, elle part du bon sens (dans le contexte des personnes ayant le désir d’aider), comment en effet peut-on rester à ne rien faire face au désœuvrement des sans- domiciles, des animaux massacrés, des femmes et des enfants battus, comment ne pas agir pour aider les personnes victimes des injustices sociales, du racisme, comment ne pas se précipiter auprès des personnes qui s’échouent sur nos côtes etc. ?
Pourtant si nous adoptions une posture de circonspection apparait alors la question plus profonde de savoir ce qui construit ce bons sens, ce qui est à l’origine de nos actions.
Dans notre contexte culturel ce bon sens semble reposer sur :
- L’intention de faire le bien
- La profonde conviction que nous sommes en pleine capacité d’analyser un problème et donc de le résoudre.
- La certitude qu’une fois le problème analysé il suffit d’agir.
Mais dans ce fonctionnement ordinaire de l’agir, on oublie de questionner la manière dont se construit l’éthique personnelle ou notre capacité à percevoir la réalité.
Et il est réaliste de concevoir que ce que l’on perçoit comme « la réalité » concerne le plus souvent nos projections conséquentes à une co-production phénoménale de toutes les expériences vécues depuis notre enfance et même plus en amont.
On oublie également de questionner l’intention avec laquelle nous portons nos actions et qu’un enthousiasme uniquement basé sur la morale du bien peut aussi avoir pour effet de nourrir les tensions que l’on cherche à résoudre.
Alors que vient proposer un coussin me direz vous ? comment peut-on avoir le culot d’affirmer que c’est en s’asseyant que l’on trouvera une autre réponse à l’effet boomerang de nos plus beaux élans ? Et comment peut-on bénéficier de cette assise quand on marche sur la voie de l’activisme ? comment peut-on entendre ce qui résonne comme un paradoxe : l’ »activisme de la contemplation » sous la forme de l’assise, de la mendicité, des cercles d’écoute profonde, des retraites silencieuses et de la cuisine, de tout ce qui nous assoie dans le monde ?
Simplement s’assoir
« Quand je mange je mange, quand je dors, je dors » dit le sage,
Ne faire que s’assoir puis dans cette non fabrication des pensées, se lever de son coussin pour ne faire que cuisiner, que manger et simplement vivre est la proposition profondément dérangeante de l’assise sans but face à la complexité du monde. A priori insensée elle est pourtant tout aussi pertinente que celle qui consiste à suivre sans s’arrêter un instant tout ce que l’on pense devoir faire au nom d’un bien conditionné.
S’assoir le dos détendu et la colonne dans son axe (au sol ou sur une chaise, peu importe ) est notre posture naturelle, celle des bébés qui sans tensions se tiennent la colonne déployée sur leur sacrum et en même temps quelque chose d’extrêmement compliqué tant dans nos vies volontaristes nous avons perdu le sens de l’équilibre, tant nous luttons contre la gravité de la terre.
Portés par nos pensées c’est souvent notre tête qui conduit notre corps, physiquement mais aussi mentalement car notre être est « corpsesprit » , qu’on le veuille ou non. L’un ne peut se séparer de l’autre autrement que conceptuellement.
S’observer marcher est d’ailleurs très intéressant si l’on veut connaitre notre rapport au monde : mettons-nous la tête en premier ou nos pas ? Pouvons-nous ramener le haut du corps vers l’arrière sans ressentir la peur ou au contraire la confiance qui nous habite ? Autorisons-nous à nous arrêter pour faire descendre les kilos le long de la colonne vertébrale, libérer les tensions et automatiquement ressentir l’ouverture d’un autre espace de pensée/action ?
Dans la technique Alexander on parle de direction et d’inhibition. Le concept est désarmant de simplicité : depuis notre petite enfance nous avons produit des réflexes conditionnés souvent inutiles et fatiguant en nous tendant face aux injonctions diverses des parents puis de la société. Ainsi même notre façon de nous lever d’une chaise convoque la plupart des muscles du dos (les muscles volitifs) quand notre corps est fait de telle manière qu’il a la liberté, quand on lui en laisse la possibilité, de fonctionner sans se tendre (grâce aux muscles profonds).
La méthodologie de cette technique est littéralement le « non faire » : on met l’intention de se lever (poser la direction) mais on ne fait pas, et dans cet espace libéré du mouvement conditionné on se détend et on permet aux muscles profonds de prendre le relais. Quand on se remet en mouvement, dans sa direction, cela se fait sans aucun effort. Cette simple pause « entre l’intention et l’action » va déconstruire l’habitude corporelle musculaire- mentale et offrir à nouveau la possibilité au « corpsesprit de fonctionner plus librement dans l’effort ajusté et non plus conditionné .
Cette approche du non faire est similaire à la méditation de "‘l’assise sans but " zazen en japonais et comme le dit Issho Fujita dans ses notes de bas de pages sur zazen : « Lorsque nous sommes absorbés par nos pensées, que nous pensons à ceci ou à cela dans l’esprit habituel , nous utilisons la fonction de "l'esprit extérieur-musculaire". Dans l'expression courante, nous disons "utilisez notre tête". En revanche, le "muscle interne de l'esprit" a pour fonction de soutenir l'apparition et la disparition des pensées au niveau de base. Il permet à l'intuition, à la conscience et à la pleine conscience d'apparaître. Ici encore, en zazen, nous pouvons dire que nous calmons une activité excessive de l'esprit musculaire externe et que nous activons et manifestons la fonction de l'esprit musculaire interne qui a été supprimée. »
Développé par maitre Dogen au 12 ème siècle , la particularité de zazen est que l’esprit du « non faire » passe par la posture.
Sa vision, encore considérée comme radicale dans le bouddhisme, affirme la possibilité de se libérer de nos reflexes conditionnés par la simple assise, il va jusqu’à affirmer que l’éveil est la posture.
Et pour comprendre un peu mieux ce qu’entend Dogen par la posture mais aussi dans ce qui nous apporte en quoi cette pratique de la posture désinhibée peut être considérée comme un activisme (de la contemplation), on doit remonter jusqu’à l’école de philosophie du Yogacara fondée par Vasubandhu aux environs du 5ème siècle.
Cette philosophie nous parle (comme tout le bouddhisme) de la confusion entre la réalité telle qu’elle est et notre perception du monde. Sa radicalité repose sur le fait que rien n’a de substance propre. La matière se forme et se déforme au gré de la perception de l’observateur qui influence la réalité de cette matière. Rien n’existe donc en soi mais est un jeu de perceptions croisées conditionnant les actions en découlant, elles-mêmes produits de nos projections. Le nihilisme n’est pas loin et on l’a souvent jugée comme tel mais c’est mal comprendre son propos, elle est au contraire à la racine de l’activisme de la contemplation.
Dans cette école, est proposée la notion d’une « chambre de mémoires de notre conscience » où toutes nos actions et l’expérience que l’on en a tirée sont entreposées. (Alaya vijnaya ) ainsi que l’espace de l’ego (manas) qui tirerait de cette « chambre mémoires » de quoi faire sens de son individualité en créant une histoire à partir de ce tissu d’expériences .
Un exemple très simple, si petit on avait des bonbons à chaque fois que l’on travaillait bien, on aura toute sa vie probablement l’envie de célébrer son travail avec du sucré.
On retrouve ces principes développés plus tard par la psychologie. Mais quand celle-ci, va plutôt s’attacher à comprendre les effets constitutifs de ces expériences sur notre identité et selon les thérapies, influencer nos comportements, une autre proposition naitra de cette cartographie de l’esprit : celle de l’absorption dynamique, la simple assise dans la porosité active de la vie telle qu’elle est. Chan na , zazen en japonais.
Prendre la direction de l’assise droite, ne pas faire et se laisser in-former par la capacité innée du corps esprit à se former à nouveau en continuité, telle est la « non- méthodologie » de cette assise.
Le sens de cette méditation (zazen) part du principe que si l’on repose la mécanique causale existant entre la mémoire expérientielle (chambre mémoires) et la manière dont on se construit ( l’ego) on va détourner les effets « ordinaires » de la manière dont on se perçoit, dont on perçoit le monde et dont on y agit.
Comparés aux autres méditations, la proposition de zazen à ceci de particulier qu’elle n’a pas d’objectif et même l’intention du « laissé advenir » de la posture doit ici être abandonné si l‘on veut « se laisser advenir. » Ici toutes les pensées construites par Alaya et filtrées par Manas sont laissées à elles même et relâchent les tensions d’agir, de faire, les certitudes et les opinions. On calme la fabrication de l’histoire que l’on se raconte en ne saisissant plus. Confortablement installé dans notre conditionnement, en plein discernement de nos illusions, on se repose. Quand les productions mentales se présentent on leur dit bonjour mais sans les inviter à prendre le thé comme avait coutume de dire D.T Suzuki.
Et comme un ordinateur, le fait de ne plus faire, de laisser émerger ce qui vient comme cela vient sans garder ni rejeter on opère, en toute inconscience, une déconstruction radicale de notre manière d’être au monde, un reset du disque dur.
Simplement à être dans la disposition réceptive de tout ce qui nous traverse on se libère de tous nos conditionnements, instantanément et sans aucune possibilité de le voir. C’est la notion de l’éveil selon Dogen, une expression de la réalité absolue parfaitement insaisissable et complètement en dehors de toute velléités personnelles.
Cette dynamique de la réalisation de Soi est une manière de vivre profondément révolutionnaire car elle ne cherche plus à s’échapper de la causalité mais en y plongeant va créer d’autres routes, d’autres possibles, et grâce à la réceptivité générée par la posture ouverte, elle va activer toute notre créativité afin de pouvoir agir plutôt que de réagir.
Elle va aussi bien sûr créer de nouvelles causalités, d’autres projections, d’autres illusions car c’est notre lot d’humains que de produire de la pensée, en premier lieu avec le langage qui définit, délimite, mais si l’on reste dans le mouvement de ne jamais rien saisir, alors cette assise nous promet d’instant en instant la résilience dynamique d’un soi interphénoménal qui s’auto ajuste à l’infini.
Si il n’y a plus d’objectif, si il n’est rien à atteindre, à résoudre, à trouver, si notre transformation ne dépend plus de nous mais de notre capacité à devenir réceptif, à se laisser in-former plutôt que de chercher toujours à se transformer alors une grande détente prend place.
De cette détente sans saisie, une action différente de notre manière ordinaire émerge.
et la véritable puissance de l’agir s’active en conséquence de cette déconstruction continue.
C’est en cela que la posture est un activisme.
La posture du tenzo ( le cuisinier dans le zen) est l’expression dynamique de cet espace de l’inhibition de l’action dans la direction qui se déploie dans toute les activités de notre vie. Son invitation est de nous ramener au mouvement de notre vie au quotidien, elle fait le pont entre la posture de l’assise et l’esprit profond de la posture qui se révèle à chacun de nos mouvements.
La pratique du tenzo nous offre de plonger dans toutes les activités de notre vie dans la relativité de notre singularité, dans l’obligation que nous avons de choisir, de décider à prendre en charge tout en agissant du même espace libéré que celui de l’assise.
C’est pourquoi à la question « mais on ne peut quand même pas ne faire que s’assoir ! » La réponse est que l’on ne fait pas que s’assoir, ou l’on ne fait pas que cuisinier. L’assise comme la cuisine, dans ce contexte, est avant tout une posture dynamique qui se déploie dans toute notre vie.
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